Interview/Nicolas Jeuffrain : « Sortir par le haut de cette crise avec un accord global de filière »

Fondateur et président de la société Tenergie, numéro deux du solaire en France, Nicolas Jeuffrain anime un collectif, réunissant la grande majorité des acteurs de la filière solaire française, en première ligne pour négocier et tenter d’infléchir la décision du Gouvernement de révision des tarifs photovoltaïques antérieurs à 2011. Cette nouvelle association « Solidarité Renouvelables » fait le point sur cette chaude actualité. Entretien avec Nicolas Jeuffrain, un acteur engagé et concerné, qui en appelle au premier ministre !

Plein Soleil : Nicolas Jeuffrain, vous avez pris la tête de ce collectif en vue de négocier avec le Gouvernement une sortie de crise sur ce qu’il est convenu désormais d’appeler l’affaire de la remise en cause des tarifs d’achat d’avant 2011. Qu’est-ce qui a vous a poussé à vous engager, à mener la fronde ?

Nicolas Jeuffrain : Il ne s’agit pas d’une fronde ni d’un affrontement mais plutôt d’une volonté d’apaisement. Dès le début, les principaux acteurs de la filière, dont je fais partie, ont décidé de se regrouper pour faire entendre leur voix. Nous tenions à mobiliser et coordonner les énergies positives d’une filière touchée en plein cœur, dans une logique de dialogue avec le ministère, pour apporter ensemble des solutions de sortie de crise. Etre constructif sur un sujet qui ne tient pas la route, qui part d’une mauvaise analyse de départ, d’une totale impréparation, et sans étude d’impact pour la filière. Vous savez dans la transition énergétique urgente à mener, l’Etat a besoin de nous et nous avons besoin de l’Etat.

« Une mobilisation sans précédent »

PS : Quelle mouche a donc piqué le ministère du budget pour se lancer dans un tel projet qui remet en cause la parole de l’Etat ?

NJ : Tout part d’un présupposé qui confine à l’absurde. Avant 2011, les acteurs du solaire s’en sont mis plein les poches, nous dit-on du côté de Bercy. Ils nous montrent du doigt. Oui, certains se sont enrichis, des professionnels du capital-risque qui cherchaient un retour sur investissement. Mais, on ne va pas taxer ces personnes qui ont vendu leurs actifs et fait de belles plus-values. Le sujet est clos. Il fallait réagir avant. Le Gouvernement d’aujourd’hui veut remonter le temps et faire payer l’inconsistance de l’Etat de l’époque. Dix ans après, en catimini,  absurde. Les acteurs et les intervenants d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes qu’hier. Les centrales ont souvent changé de mains, parfois même plusieurs fois. Les achats de centrales pour les propriétaires actuels  ont été réalisés dans des conditions de marché très matures avec de faibles rentabilités pour les investisseurs autour de 4% là où le nucléaire est à 8%, sur un secteur du photovoltaïque à faibles risques techniques, réglementaires ou de production qui est sensiblement la même chaque année. Les fonds qui possèdent désormais ces actifs sont des assurances vie type Predica, Amundi, des banques qui sécurisent leur placement à l’heure de l’argent pas cher, donc in fine le capital de monsieur et madame tout le monde. Pourquoi vouloir spolier aujourd’hui ces acteurs qui investissent par ailleurs massivement à nos côtés dans la transition énergétique et notamment dans l’énergie solaire, une énergie à bas coût et à forte compétitivité ? Il n’y a que très peu de rentiers du solaire, c’est de la communication pour faire passer une loi sans étude d’impact.

PS : Quels sont les risques pour ces acteurs ?

NJ : Tout simplement le dépôt de bilan de certaines sociétés de projets que nous devons éviter à tout prix. Nous vivons dans une grande incertitude, dans la frustration du manque de négociations de l’Etat, et un passage en force avec beaucoup de contre-vérités diffusées dans les débats publics. Nous avons un couperet au-dessus de la tête et les rendez-vous avec les ministres se font attendre. C’est aussi pour cela que nous sommes passés à la vitesse supérieure, que nous nous opposons à présent de manière très ferme à cette loi qui remet en cause la parole de l’Etat, clé de voute de ces contrats. Cela concerne l’ensemble de la filière dans une mobilisation sans précédent. A cet effet et pour nous donner des moyens, nous avons donné une forme légale à notre collectif, l’association « Solidarité Renouvelable » qui compte plus de 70 adhérents, qui paient des cotisations, grands groupes producteurs et PME, et des centaines de sympathisants. Les professionnels sont concernés, motivés à adhérer. Le bureau de l’association n’est composé que de producteurs indépendants d’énergie solaire et les adhérents représentent déjà près de 80% de la puissance concernée par la mesure gouvernementale.

Rallonger les contrats pour rééchelonner la dette

PS : Vous avez formulé des propositions au Gouvernement ?

NJ : Il y a deux mois, pour sortir de la crise, nous avons proposé la création d’un fonds d’investissement abondé par les revenus des centrales concernées, un fonds à réinvestir dans le plan de relance du Gouvernement qui fait la part belle aux EnR et à l’hydrogène, dans une logique de partenariat. Le Gouvernement a jugé cette initiative insuffisante par rapport à ses préoccupations budgétaires. Ecarté ! Nous sommes en train de soumettre une deuxième idée mise en place chez notre voisin Italien. Plutôt que de raccourcir les contrats d’achat, nous pourrions en diminuer le prix dès 2021, et disposer en contrepartie d’un allongement du contrat initial afin d’être en capacité de  rééchelonner et rembourser la dette bancaire : le lissage. L’Etat pourrait réaliser des économies immédiates sur la facture, mais encore faut-il que l’on nous écoute !

PS : Combien aujourd’hui de projets sont-ils concernés et qui sont les acteurs touchés ?

NJ : D’abord, il faut vous dire que nous avons fait avec notre association « Solidarité Renouvelables » un énorme travail de référencement pour réaliser un état des lieux et créer un annuaire des centrales concernées. Nous pensons avoir recensé plus de 90% des projets sous le coup de l’amendement, qui concernent une grosse centaine d’acteurs, des fonds d’investissement, les majors de l’énergie, des développeurs indépendants comme nous et une grande majorité d’agriculteurs qui disposent de bâtiments et de granges dotées de centrales de 250 à 500 kWc. Pour mon groupe Tenergie, une centaine d’installations devraient être touchées par l’amendement.

Un accord global de filière contre le fait du Prince

PS : Comment l’Etat compte-t-il s’y prendre pour taxer les projets ?

NJ : Pour l’heure, le texte est une usine à gaz. On nous parle d’une gestion au cas par cas, un peu à la tête du client. Si c’est l’option retenue, ce sera le fait du Prince avec des contentieux multiples et variés. Les acteurs des DOM-TOM ont déjà négocié un amendement au cas par cas.  Que va-t-il se passer avec le monde agricole et la FNSEA ? C’est la raison pour laquelle nous prônons l’unité avec les syndicats, le SER et ENERPLAN en tête, et plaidons pour un accord global de filière contre cette loi.

PS : Pour l’heure, les sénateurs vous ont entendus ?

NJ : Oui, ils ont rejeté l’amendement à l’unanimité. Cette victoire est beaucoup liée à notre mobilisation sans faille. Elle montre notre détermination à préserver nos entreprises et nos emplois. Après ce rejet des sénateurs, nous interpelons le premier ministre sur ce sujet inique contre productif qui aura des effets négatifs pour les finances publiques.

Un partenariat gagnant-gagnant

PS : Justement, quels peuvent être les effets d’un tel amendement à terme ?

NJ : Déjà aujourd’hui, le marché du financement fonctionne au ralenti. Le solaire est un secteur très capitalistique, nous avons besoin des banques pour nous financer et construire les centrales. Il y a aujourd’hui une forme d’attentisme général. Il y a un effet de contamination massif même pour les centrales qui ne sont pas concernées directement par la mesure. Je donne un exemple : les centrales solaires sont généralement financées en grappes, imaginons que 30% des centrales financées soient touchés par la mesure, c’est l’ensemble du portefeuille qui sera de facto contaminé et en défaut. En fait à plus long terme,  cette dégradation de la parole de l’Etat va considérablement affecter la confiance de grands noms de la finance mondiale comme JP Morgan, Black Rock, des fonds allemands ou danois qui investissent massivement dans la transition énergétique chez nous. Toutes les banques vont aussi revoir leur partition. C’est très dommageable, car cela va renchérir le coût du capital pour les développeurs, et donc in fine le coût pour l’Etat dans les nouveaux appels d’offre pour le plan de la PPE. L’Etat n’y croit pas mais  on vit déjà les premiers effets au quotidien.

PS : En conclusion, quel serait votre message ?

NJ : La filière solaire est très appréciée des Français, elle est compétitive et en plein boom. Le Gouvernement vient de prendre des mesures de bon sens comme le guichet unique jusqu’à 500 kWc. Le solaire est aussi un excellent vecteur pour l’hydrogène vert plébiscité par le Gouvernement. Dans cette période de pandémie, ce n’est pas le moment d’entrer dans une nouvelle phase de turbulences et d’instabilité pour plusieurs années. Nous, entreprises du solaire, nous avons envie de nous engager dans la transition énergétique pour remplir les objectifs de la PPE. Nous n’avons pas envie de dépenser de l’argent en procédures judiciaires contre l’Etat, mais en revanche d’investir dans des projets de transition énergétique avec l’Etat. Dans un partenariat gagnant-gagnant. Et pour ce faire, la proposition de lissage que nous proposons nous permettrait tous de sortir par le haut de cette crise, de manière positive.

Cet article est publié dans Actualités. Ajouter aux favoris.

Les commentaires sont fermés