Analyse/ La croissance de la filière solaire est-elle soutenable ?

Par Jean-Charles Arrago, Directeur Infrastructures & Pierre-Philippe Crépin Responsable Durabilité et Impact Eiffel Investment Group

Alors que le développement du photovoltaïque n’a jamais été aussi rapide dans le monde, le passage à l’échelle et l’accélération à venir de son déploiement posent de nombreuses questions de soutenabilité. Est-ce que l’industrie manufacturière peut suivre les objectifs de croissance pris dans le monde ? Quel est l’impact/la disponibilité sur l’utilisation des matières premières ? L’intégration d’une quantité importante d’électricité renouvelable est-elle possible sans dégrader la stabilité du réseau ? Réponses argumentées…  

Le déploiement des capacités de production d’énergie solaire connaît un essor considérable depuis quelques années dans le monde et en Europe. C’est la source d’énergie mobilisant le plus d’investissements dans le monde en 2022, avec près de 240 milliards de dollars investis, soit 40% de plus qu’en 2019.

Un déploiement du photovoltaïque qui s’accélère, en particulier en Europe

En Europe, les impératifs de décarbonation du continent et l’ambition de diminuer la dépendance aux énergies fossiles, à un coût abordable, nécessitent plus que jamais un parc d’énergies renouvelables important et l’installation de capacités solaires croissantes. Dans le scénario le plus ambitieux, SolarPower Europe prévoit un triplement des capacités installées en Europe en 2026 par rapport à 2022. Les objectifs européens fixent à 590GW la capacité solaire totale installée en 2030 contre 210GW installée fin 2022.

L’intégration dans le réseau fonctionne

Pour la première fois, en 2022, la production d’électricité renouvelable intermittente – solaire et éolien – (22,28%) dépassait la production d’électricité au gaz (19,91%) ou au charbon (15,99%) en Europe. 9 pays européens ont même eu recours à ces énergies renouvelables intermittentes à hauteur de plus de 30% de leur production, allant même jusqu’à 60,81% pour le Danemark. Alors que ces sources d’énergie ne sont pas pilotables, contrairement aux centrales électriques fossiles ou à l’hydraulique, leur intégration dans le réseau a été réussi et l’équilibre offre/demande a été respecté à chaque instant. Plusieurs raisons expliquent la possibilité d’intégrer au réseau une part importante d’énergie renouvelable intermittente :

- Une base de production électrique pilotable encore importante (nucléaire, hydraulique, gaz, charbon),

- Des moyens de stockage multiples : les STEP (installations hydrauliques réversibles, permettant de pomper de l’eau aux heures creuses et de la relâcher pour produire de l’électricité aux heures tendues), les batteries,

- Les interconnexions entre pays européens, permettant d’échanger de l’électricité entre régions complémentaires (un manque de production dans un pays peut être comblé par une surproduction dans un autre),

- Un pilotage de la demande plus flexible.

En France, la croissance du parc photovoltaïque est totalement envisageable d’un point de vue de l’intégration dans le réseau. Le gestionnaire de Réseau de Transport de l’Electricité français (RTE) et l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) ont montré que l’intégration d’une proportion très élevée d’énergies renouvelables (supérieure à 50%) dans un système électrique de grande échelle comme celui de la France est possible à quatre conditions :

- Déployer les solutions technologiques permettant de maintenir la stabilité du système électrique sans production conventionnelle.

- Développer les sources de flexibilité de manière importante, notamment le pilotage de la demande, le stockage à grande échelle, les centrales de pointe, et des réseaux de transport d’interconnexion transfrontalière.

- Dimensionner les réserves opérationnelles et le cadre réglementaire définissant les responsabilités d’équilibrage et améliorer les méthodes de prévision de la production renouvelable variable.

- Doubler le rythme d’investissement dans le système électrique (transport et distribution). Cet investissement est important mais conduit en retour à créer un système dont le coût de fonctionnement opérationnel est très faible, et qui ne dépend plus du cours des énergies fossiles.

Une chaîne industrielle qui s’organise autour de la Chine

Déployer rapidement des capacités de production solaire à large échelle nécessite un appareil industriel important. Au cours de la dernière décennie, un changement géographique majeur s’est produit dans la capacité de fabrication et la production de l’énergie solaire photovoltaïque. La Chine est en effet devenue leader dans la fabrication de wafers (galettes de silicium), de cellules et de modules entre 2010 et 2021, tandis que sa part de la capacité de production mondiale de polysilicium a presque triplé sur la même période. Aujourd’hui, la part du pays dans toutes les étapes de la fabrication dépasse 80 %, soit plus du double de sa part de marché. La capacité manufacturière sur chacun des maillons de la chaîne représente près de 2 fois la capacité solaire installée dans le monde au cours de l’année 2022.

La fabrication de panneaux solaires photovoltaïques en silicium cristallin est un processus à forte intensité énergétique. La quantité d’énergie consommée au niveau mondial pour produire du polysilicium, des lingots et des wafers, ainsi que des cellules et des modules, a atteint 100 TWh en 2021, soit 20% de la consommation électrique annuelle française (mais moins de 0,2% de la consommation d’énergie de l’industrie mondiale). La production de polysilicium représente 40 % de toute l’énergie consommée pour fabriquer des modules photovoltaïques solaires. Le polysilicium est le segment le plus énergivore en raison de la température élevée de la chaleur et de la longue durée qu’il faut appliquer pour faire fondre le quartz, extraire le silicium et le raffiner jusqu’au niveau de pureté requis pour les cellules solaires. L’électricité à bas-coût de la Chine explique en grande partie sa forte attractivité dans la production du polysilicium.

Installer de nouvelles capacités de fabrication de PV est relativement rapide : les usines de cellules et de modules peuvent être déployées en 3 à 12 mois dans la plupart des régions du monde et les nouvelles usines de fabrication de polysilicium ont des délais allant de 12 à 40 mois. Malgré une électricité encore souvent fortement carbonée, l’intensité des émissions de la fabrication du PV a chuté de 45 % depuis 2011 grâce notamment à l’amélioration des procédés.

Un besoin en matériaux croissant, mais maîtrisé

Une production industrielle soutenue nécessite le recours à des quantités importantes de matières premières. Les cinq composants constituant plus de 99% du poids d’un module PV sont donc : le verre, l’aluminium, les polymères, le silicium et le cuivre. Contrairement à d’autres technologies de transition (éoliennes, moteurs électriques …), la fabrication d’un panneau photovoltaïque ne nécessite pas de terres rares. Le silicium et l’argent sont parmi les éléments les plus coûteux des cellules photovoltaïques, mais leurs quantités sont abondantes sur Terre. Par ailleurs, l’efficacité moyenne des modules commerciaux à base de silicium a augmenté entre 12 % à 17 % au cours de la dernière décennie, et les progrès dans l’intensité des matériaux devraient se poursuivre, avec des réductions supplémentaires supposées d’environ 25 % et 30 % en 2030 pour le silicium et l’argent respectivement. Le cuivre, bien que ne représentant que 2% à 4% du poids final d’un panneau photovoltaïque, est un métal omniprésent dans la transition énergétique. L’Agence Internationale de l’Energie estime que la demande mondiale de cuivre devrait augmenter de 25% la prochaine décennie pour atteindre plus de 30 millions de tonnes en 2030 toutes technologies confondues (batteries, réseau …). Les besoins pour le cuivre pour la fabrication du PV ne représenteront que 3% de la demande globale dans un scénario de développement durable. L’offre de cuivre actuelle consiste en 250 mines qui sont actuellement exploitées dans près de 40 pays. La production a déjà augmenté de 30 % depuis 10 ans. Si le Chili et le Pérou restent les plus gros producteurs jusqu’en 2025, le tableau devrait se diversifier légèrement, la RDC et l’Indonésie augmentant leur production. La Chine devrait conserver sa position dominante à court terme, la croissance de sa capacité jusqu’en 2025 représentant près de la moitié de tous les projets prévus. Enfin, le recyclage devrait progressivement permettre de répondre à une part significative des besoins en matériaux pour les nouvelles capacités de PV installées.

Une filière de recyclage à développer

La plupart des installations de panneaux solaires étant récentes, la structuration de filières de recyclage, actuellement marginales, devra se réaliser pour permettre une économie en matières premières. La durée de vie moyenne d’une installation est en moyenne de 30 ans. Au cours des deux dernières décennies, divers procédés de recyclage ont été mis au point pour les panneaux photovoltaïques en silicium cristallin et en couches minces. Si certains en sont encore au stade de la recherche ou de la démonstration, d’autres ont déjà été mis en Å“uvre à l’échelle industrielle, par exemple dans l’Union européenne et aux États-Unis. Actuellement, moins de 10 % des modules en fin de vie sont recyclés aux États-Unis, alors que cette part est proche de 95 % dans l’Union européenne, où des politiques nationales spécifiques rendent obligatoire le recyclage des modules PV (NREL, 2021). Dans l’hypothèse d’une collecte systématique des modules en fin de vie et d’un taux de récupération des matériaux de 85 %, les matériaux provenant du recyclage de tous les modules photovoltaïques solaires en fin de vie pourraient répondre à 3% à 7% de la demande de l’industrie photovoltaïque en aluminium, cuivre, verre, silicium et argent requise dans le cadre du scénario Net Zéro de l’AIE entre 2031 et 2040, et à plus de 20% entre 2041 et 2050. Le recyclage reste malgré tout un défi technique et économique : les technologies actuelles de recyclage des modules en silicium peinent à générer suffisamment de revenus à partir des matériaux récupérés pour couvrir le coût du processus de recyclage. Un volume de modules PV en fin de vie plus important pourrait permettre une économie d’échelle, permettant de définitivement lancer la filière du recyclage du solaire.

Une diversification souhaitable

Les concentrations disproportionnées au niveau géographique du traitement et de la fabrication des matières premières rendent la chaîne d’approvisionnement du solaire photovoltaïque vulnérable. La diversification des sources d’approvisionnement est essentielle pour réduire cette vulnérabilité. La fabrication du polysilicium et des lingots/wafers doit être prioritaire dans les efforts de diversification car elle présente les concentrations de marché les plus élevées, nécessite les investissements initiaux les plus importants et requiert des prix de l’électricité bas pour être compétitive. En décembre 2022, l’UE a lancé l’Alliance européenne de l’industrie solaire photovoltaïque (ESIA), qui servira de catalyseur pour le financement de la fabrication de panneaux solaires. Cette alliance encouragera l’investissement dans des usines à grande échelle, avec pour objectif la fabrication annuelle de 30 GW de chaque composant solaire clé d’ici 2025, soit plus de six fois la capacité moyenne actuelle d’environ 4,5 GW. En 2022 le déficit commercial estimé pour l’Europe lié à l’importation des panneaux solaires est de 15 milliards USD. Un effort de collaboration entre les secteurs public et privé sera nécessaire pour sécuriser la chaîne d’approvisionnement de la technologie solaire photovoltaïque. En 2030, l’AIE estime que la filière solaire emploiera plus d’un million de personnes dans le monde.

Les principaux enjeux pour que l’Europe soit compétitive sur le marché de fabrication du PV sont sa capacité à produire de l’électricité à faible coût et sa volonté politique de créer une industrie du solaire à grande échelle, notamment en promouvant une fabrication de PV plus écologique et respectueuse de l’environnement en cohérence avec son marché intérieur. Les enjeux de l’investissement dans le solaire La production d’énergie solaire est déjà incontournable aujourd’hui, et le sera encore plus demain. Afin d’accompagner la croissance de la filière de manière soutenable, la fabrication de PV en Europe semble être une priorité. Cela permettrait de s’approvisionner localement, avec des procédés industriels reposant sur de l’électricité moins carbonée qu’ailleurs. Pour cela, l’ESIA a réuni la Commission Européenne, la Banque européenne d’investissement et l’ensemble des industries solaires concernées tout au long de la chaîne de valeur afin de mobiliser les financements publics et privés pour le solaire photovoltaïque européen et intensifier les projets de fabrication de panneaux solaires photovoltaïques européens à court terme. Enfin, l’ESIA prévoit la création d’une Académie européenne du photovoltaïque développant les compétences sur le continent. La création de filières de recyclages et d’écoconception devraient accompagner le volume de modules arrivant progressivement en fin de vie. Ces filières ont besoin d’être structurées en Europe, et donneront lieu à des opportunités de financement prochaines. Le soutien de la R&D est également nécessaire : depuis 2010, l’efficacité des cellules photovoltaïques a augmenté de près de 60 % et les coûts de production ont diminué de près de 80 %. Sans les investissements publics et privés dans la R&D tout au long de la chaîne d’approvisionnement, le solaire photovoltaïque ne serait pas la technologie de production d’électricité la plus abordable dans de nombreuses régions du globe. Aujourd’hui, la technologie du silicium monocristallin domine le marché de l’énergie solaire photovoltaïque en raison de son rendement élevé et de sa compétitivité en termes de coûts. Cependant, de nouvelles conceptions de cellules solaires sont également essentielles pour réaliser de nouveaux gains d’efficacité tout en réduisant considérablement l’intensité en matériaux et les coûts de fabrication. Les technologies tandem et pérovskite sont développées par de nombreuses entreprises, mais des investissements supplémentaires dans l’innovation seront nécessaires pour les amener à une commercialisation complète. Enfin, les problématiques sociales, en particulier de droits humains et de travail forcé doivent être intégrées dans toute la chaîne de valeur de fabrication du PV. Un effort de transparence et de reporting doit être réalisé pour rendre véritablement le solaire soutenable.

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